" Voyage au bout de l’enfer : la seule excuse de ce titre idiot (The Deer Hunter, signifie « le chasseur de daim ») serait de nous évoquer, par analogie, un autre voyage, décrit par Dostoievski celui-là, un Voyage au pays des morts. Sans jeu de mots iconoclaste, on pourrait dire que Cimino nous invite à un voyage sur la mort d’un pays. L’Amérique d’ « avant ». Et l’Amérique d’ « après ». Avant et après le Vietnam, bien sûr...
Le balancement, méticuleusement réglé entre ces deux temps, étonne dans un cinéma américain qui semble avoir perdu le sens de la construction épique. Pourtant, dans Voyage au bout de l’enfer, tout est ciselé, approfondi, mathématiquement construit : au mariage d’ « avant » correspond l’enterrement d’ « après », à la chasse meurtrière d’« avant » correspond la chasse salvatrice d’ « après », à l’inconscience d’ « avant » correspond l’éveil d’ « après ».
(…) Or, c’est bien de cela qu’il s’agit : du destin de l’homme en cas de guerre. Un barillet avec une balle, un canon que l’on vous force à placer contre votre tempe tout en misant sur votre vie... L’horreur après laquelle plus rien n’a d’importance, plus rien : ni l’amour, ni l’argent, pas même la vie. Par une provocation à laquelle se mêle une fascination trouble, l’on se met, comme Nick (Christopher Walken), à jouer dans la vie pour de l’argent ce qu’on jouait « pour de vrai » à la guerre. Et l’âme se perd à jamais à force d’appuyer mécaniquement sur la gâchette. Images atroces, insoutenables... Mais c’est précisément au cœur même de cette désespérance que l’un des trois héros du film, Mike (Robert de Niro) se trouvera enfin...
(…) Voilà ce qu’est ce film : bouleversant. A lui seul, il nous réconcilierait avec le cinéma américain, plutôt fade actuellement et visiblement essoufflé. Depuis longtemps on n’avait vu une telle habileté à utiliser des éléments de feuilleton, au sens noble du terme, en y introduisant avec une telle science les germes de la tragédie... Depuis longtemps on n’avait vu une telle harmonie entre le scénario, la mise en scène et l’interprétation (Robert de Niro, Christopher Walken et Meryl Streep sont sublimes)."
Pierre Murat, 21/03/1979
